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Il se barricade derrière ses meubles

La sœur de mon père, tante Suzanne, venait d’acheter des beaux meubles tout neufs. De mémoire toute la décoration avait été revampée.

Un jour, mon père décide de rendre visite à sa sœur avec sa petite famille. Tante Suzanne lui demande de ne pas emmener les enfants. Elle craint qu’ils ne brisent son mobilier tout neuf. Insulté, mon père se fâche. Elle verra son frère avec ses enfants ou pas du tout. Je n’ai jamais revu tante Suzanne. Cela date des années 60.

Tante Suzanne devait fermer la porte à tous les enfants en bas âge, cela va de soi. L’a-t-elle fait également avec certains adultes pour d’autres raisons? Peut-être. Selon mes parents, tante Suzanne avait un air hautain et marchait le nez bien en l’air.  À ses yeux, le bien paraître primait sur l’être.

Sauf que, ce faisant, ma tante avait dressé une barrière entre elle et certaines joies de la vie. À moins que ce ne soit le but recherché. Tante Suzanne avait-elle peur de quelque chose?

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Voici une histoire lue récemment qui m’a rappelé celle de tante Suzanne. Le dramaturge Erwin Stauffer découvre un paquet de lettres signées par une admiratrice. Elle est en amour avec lui. Sauf que l’homme n’avait jamais vu ces lettres. Pourtant, elles s’étendaient sur plusieurs années. Une seule explication: son ex-épouse les aurait interceptées à l’époque.

Erwin décide de retrouver cette femme qui s’appelle Lucie, une actrice de métier. Il utilise ses contacts dans le milieu du théâtre et finit par la retrouver. Malgré toutes ces années, elle l’aime toujours. Et lui tombe en amour «drett là».

De retour chez lui, Erwin monte à son logement. Tout excité par sa nouvelle vie, il observe ses meubles un moment avant de s’endormir. Le lendemain, Lucie arrive à l’improviste. Erwin lui demande de ne pas porter attention à ses meubles. Elle riposte: «Et pourquoi pas Erwin? Tu ne renonces pas à toi-même. On reste ce qu’on est, non?» Erwin s’explique: «Je traîne ces meubles avec moi depuis des dizaines d’années et ce n’est pas, me semble-t-il, qu’un acte extérieur. Quand je les regarde, ils font partie d’un tout…»

Plus loin il ajoute: «C’est l’homme qui forme son environnement… Nous forgeons notre milieu, le mettons en harmonie avec nous, ou du moins à notre diapason. Moi par exemple, je m’installe fièrement ici avec mes meubles et continue à vivre comme auparavant. Rien ne me change, et on ne m’impose rien. Or…je vois aujourd’hui les choses tout autrement. Je traîne partout mon bric-à-brac et je me barricade derrière. Oui, c’est ainsi que je vois ces meubles aujourd’hui. Par ailleurs, c’est curieux, mais il me semble en plus que je ne les ai jamais vraiment vus. Ils m’ont simplement accompagné partout. Mais les autres les auront vus.»

Lucie: «Et que racontent ces meubles, Erwin?» Petit, dit-il, ses parents l’avaient isolé car ils le jugeaient trop frêle. Ils ne le laissaient pas jouer avec les autres enfants. Enfermé dans sa solitude, l’enfant lisait, écrivait et deviendra dramaturge. Puis, il se marie. «Je disposai les meubles autour de moi, raconte Erwin, je me réfugiai dans ce nid, dressai cette barrière autour de moi. Je m’y sentais à l’abri, les meubles sont des remparts dont on s’entoure. Tu connais la suite. Des décennies durant, une seule et unique voie. Mes meubles, quelle horreur –c’est moi!»

 

Référence:
Retour du front (troisième tome de Novembre 1918), Alfred Döblin, éditions Agone, Marseille, 2009, 556 pages

Photo: iStockphoto LP