Si vous aimez être dépaysé, lisez ceci. Et laissez votre imagination faire la folle.
J’ai terminé la lecture du classique Les sept piliers de la sagesse de T. E. Lawrence, une brique de près de 1000 pages, et je suis tombé sur un passage plutôt savoureux. Deux pages racontent un festin tenu au Proche-Orient dans les années 1914-1918.
Une tribu d’Arabie offre son hospitalité à la bande de Lawrence d’Arabie. Une tente servait de salle de banquet. Les invités étaient accoudés à des selles de chameaux rembourrés de tapis de feutres. Écoutons l’auteur:
«Le récipient était maintenant plein jusqu’au bord, portant sur le tour un talus de riz blanc large d’un pied et haut de six pouces, contenant des gigots et des côtes de mouton jusqu’à déborder. Il fallait deux ou trois victimes pour former au milieu une pyramide de viande érigée, telle que l’honneur l’exigeait. Les pièces centrales étaient les têtes bouillies et tournées vers le haut, posées sur les moignons tranchés de leur cou, si bien que les oreilles, brunes comme des vieilles feuilles, s’étalaient sur la surface du riz. Les mâchoires béaient à vide vers le haut, maintenues ouvertes pour montrer la gorge creuse avec la langue, encore rose, accrochée aux dents inférieures, et les longues incisives couronnaient la pile de toute leur blancheur, très proéminentes au-dessus des poils hérissés des narines et des babines noires tirées en arrière par un rictus.
« Cette charge était déposée sur le sol, dans l’espace libre entre nous, où elle dégageait une vapeur brûlante, pendant qu’une procession d’aides mineurs apportaient des petits chaudrons et cuves de cuivre où la cuisson avait eu lieu. Ils y puisaient, avec des bols de fer émaillés très bosselés, tout le dedans et le dehors du mouton qu’ils répandaient sur le plat principal : petits morceaux de tripes jaunes, blanc coussinet de la graisse de la queue, muscles bruns, viande et peau couvertes de poils, tout cela nageant dans le beurre liquide et la graisse du bouillon. Les spectateurs regardaient avec impatience, marmonnant leur satisfaction quand un morceau très juteux tombait avec un floc.
«La graisse était bouillante. De temps en temps un homme lâchait son écuelle avec une exclamation, et plongeait de bon cœur ses doigts brûlés dans sa bouche pour les refroidir. Mais ils persévéraient jusqu’à ce que leur mouvement d’écope sonnât bruyamment au fond des pots; et avec un geste de triomphe ils sortaient les foies intacts de leur cachette dans la sauce et en coiffait les mâchoires baillantes.
«Deux hommes levaient chacun un petit chaudron et le penchaient laissant le liquide éclabousser la viande, jusqu’à ce que le cratère de riz soit plein, et que les grains détachés sur le bord nagent dans l’abondance; et ils versaient encore, parmi nos cris de stupéfaction, jusqu’à ce que le jus déborde, et qu’une petite mare se fige dans la poussière. C’était la touche finale de splendeur, et l’hôte nous conviait à nous approcher et à manger. »
Vous croyez que c’est terminé? Pas du tout! Vous devez absolument lire la suite demain.
On le voit: l’idée qu’on se fait d’un festin en Occident est totalement différente de celle de l’Orient. De ce côté-ci, tout est calculé, pesé, mesuré. Rien d’anarchique.
On le verra d’ailleurs avec les repas de Noël et du Jour de l’An qui approchent.
Source : Le sept piliers de la sagesse, T. E. Lawrence, pages 376 à 380, Éditions Gallimard Collection Folio, 1992 pour la traduction française
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