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Une cuisine qui fait monter les larmes

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Henry Miller est un célèbre écrivain américain. Il est notamment l’auteur des classiques Tropique du Cancer, Tropique du Capricorne, Sexus et Nexus.

Pendant deux ans, Miller a partagé un appartement avec l’écrivain Alfred Perlès, à Clichy, en banlieue de Paris. Perlès décrit la cuisine de l’appartement dans son livre Mon ami, Henry Miller.

C’est une cuisine bien ordinaire donnant sur un paysage bien banal, mais Perlès montre que la vie s’est chargée de rendre la pièce mémorable, preuve que l’élément le plus important dans une maison, c’est le bonheur de vivre.

«Celle-ci était claire et spacieuse, écrit Perlès. La fenêtre donnait sur un panorama de lugubres faubourgs auquel nous avons mis longtemps à nous habituer. Quand on regardait la vue, on avait l’impression d’être un voyageur qui contemple les tristes approches d’une grande ville par la portière d’un wagon de troisième classe : partout des cheminées d’usine crachant la fumée, des toits de tôle ondulée sur de hideux entrepôts, des lignes de chemin de fer, des poteaux télégraphiques et des antennes de radio; ici et là, une monstrueuse affiche à la gloire de quelque produit commercial; des stations–services et des pompes à essence, laides et sans intérêt. Pourtant, peu à peu la vue fit notre conquête; le panorama s’organisa comme si le train s’était arrêté. Le matin, nous étions enchantés de nous retrouver au même endroit que la veille; nous reconnaissions des gens que nous avions déjà vus, la poubelle au couvercle cassé, le linge qui séchait sur une pelouse anémique, le petit garçon timide de la maison d’en face qui jouait avec une chèvre faubourienne; nous reconnaissions le propriétaire du magasin de cycles (NDLR: vélos) ou le docteur qui entrait dans son dispensaire étiqueté petite chirurgie et stomatologie.

«Si je parle tant de la cuisine, c’est qu’elle était la pièce la plus importante de l’appartement. C’est là que nous passions nos moments les plus heureux. C’est la cuisine la plus inoubliable du monde. D’abord, il y avait toujours à manger dans le buffet, état de choses sans précédent pour deux petits oiseaux du bon Dieu comme Henry et moi: de la viande, du beurre, des œufs, du bacon, des sardines à gogo. Nous n’avions plus à nous en faire pour le prochain repas, ni même pour le suivant… Mais cette cuisine magique de Clichy ne nourrissait pas seulement nos corps; elle veillait aussi aux besoins de nos âmes. Cela me fait venir les larmes aux yeux de penser à ces interminables soirées que nous y passions, jusqu’à l’heure où l’aube faisait virer la couleur de l’air du noir au bleu métallique, où les oiseaux commençaient leur insane sabbat. Il n’y a pas un sujet au monde que nous n’ayons abordé dans cette cuisine. Nous étions gais et insouciants, et l’inspiration venait toute seule.»

Écrivains tous les deux, Miller et Perlès ont passé des heures dans cette cuisine à lire à voix haute les pages qu’ils venaient d’écrire. «Et c’est vrai qu’elles étaient bonnes!» écrit Perlès.

Beaucoup, beaucoup de visiteurs ont passé par cette cuisine. Des personnages, des inconnus, des célébrités. À vous de les découvrir.

Les pages de Perlès sont magnifiquement écrites et agréables à lire pour ceux et celles qui aiment Paris, la vie de bohème des années 20 et 30 et, bien sûr, l’univers d’Henry Miller.

Référence:

Mon ami Henry Miller, Alfred Perlés, Julliard, 1956, 280 pages

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